nvité ce matin-là1 sur France Culture à discutailler le bout de gras, entre deux tronches de couenne, celle toute en rondeurs d'Alexandre Adler et celle faussement bonhomme d'Olivier Duhamel, à la sauce respectivement omnisciente et Sciences-Po, un certain Olivier Roy, agrégé de philosophie et directeur de recherche au CNRS, présenté comme un "spécialiste de l'islam". Là pour tenir le crachoir de la répartie, tel le gang des potiches, outre les deux hurluberlus sus-mentionnées, l'outre-tombesque Alain-Gérard Slama et un animateur-interactif2, une dénommée Caroline Fourest, officiant elle aussi à titre d'expertisologue et par chance sur le même sujet, l'islam, fond de commerce florissant sur le marché des idées dans le vent et lucratives.
Dans sa chronique du jour consacrée à la politique européenne de Nicolas Sarkozy, tout en ronds de jambe - un pas en avant, un pas en arrière pour ménager le Prince et prévenir les aléas d'un futur que l'envergure de sa propre pensée ne parvient pas toujours à totalement résorber3 – l'unijambiste bicéphale Alexandre Adler, par sa promotion quasi-quotidienne du télé-travail4, nous rappelle que la fonction de laquais des pouvoirs, surtout pour un ancien marxiste-léniniste, requiert toujours un minimum de souplesse.
Quelques minutes plus tard, c'est au tour de l'eurolâtre bêlant, le post-traumatisé du 29 mai 2005, Olivier Duhamel, d'exercer ses talents de contorsionniste et de convenir, après les circonlocutions d'usage qui circonscrivent aux marges la pertinence de toute critique, qu'appeler les Irlandais à revoter est une semonce à laquelle il n'aurait certainement pas daigné se soumettre, quelques temps après les y avoir sommés.
De ce ramassis de sommités, de cet agrégat de doctes paroles, la voix de l'animateur-bonimenteur Ali Baddou est là pour garantir la promotion, et celle accessoire de l'invité, d'en assurer la liaison, manière d'interlude. Le prétexte à caqueter ce jour-là était les raisons des différentes conversions religieuses contemporaines. L'animateur-dénominateur du sens commun ne dérogea pas à son statut d'intermittent du bavardage durable, et au détour d'un de ses ronflants ânonnements, bafouilla à Olivier Roy avec la naïveté assurée du préposé aux sermons: « Comment expliquer ce paradoxe, cette tension, que ce qui semble le signe d'un repli sur soi, le signe d'une identité fermée soit en même temps concomitant du développement, de l'ouverture des relations, de la possibilité d'interagir, comme ça n'a jamais été possible jusqu'à présent dans l'histoire...? » Tout est là synthétisé, résumé, amalgamé pour former ce "paradoxe" qui heurte et offense l'opinion du moderne, en contrarie le réalisme naïf. La contradiction qu'il croit déceler n'est que la forme ramassée des chimériques oppositions qui hantent son petit monde intelligible et imaginaire et qui s'organisent en une structure normative et binaire. Le point d'appui archimédien de tout ce flan conceptuel, et qui n'a d'autre consistance que ce qui en organise la texture, à savoir l'association convenue de mots, d'images, de figures – et de manière générale, le simple renvoi de... à... – , n'est jamais autre chose que la factualité brute, dépouillée de toute substance, relation ou généalogie, mais qui a ici plus de charme et d'intérêt que quand elle prend la figure de l'excision, de la polygamie ou encore de l'initiation rituelle.
A son crédit néanmoins, on peut convenir qu'à l'heure de la libre circulation des biens, des marchandises et des hommes – établie du fait de l'indéniable équivalence de leur "valeur" - il paraît bien saugrenu qu'ici ou là subsistent encore des formes qui contreviennent à son extension illimitée ou à son développement spontané, qu'ici ou là des identités, des croyances, des pratiques, autrement dit des manières d'être autres en prorogent l'avènement en opposant les formes de résistance qu'elles imaginent, et on peut enfin s'étonner avec lui que tous ces crimes inconsciemment perpétrés contre la modernité ne soient pas autrement condamnés, même s'ils sont déjà condamnables. En effet, comment tolérer qu'existent ces dispositions mentales débiles et demeurées alors que dans le même temps et à l'échelle mondiale s'émancipent de toute contrainte ce que nos juridictions tatillonnes réprouvent, ces manières raffinées de civilité qui ont pour nom "prostitution des enfants" , "trafic d'organes" ou encore "tourisme-sexuel"? Comment admettre la réticence et le refus de populations entières à ce qui est présenté comme la pointe avancée de la modernité, qui se décline en une multitude de termes inconsistants et fourre-tout, comme par exemple selon Ali Baddou, le « développement », « l'ouverture des relations » ou encore la « possibilité d'interagir »? D'autant qu'il faut une résurgence malheureuse d'atavismes primitifs jusque-là larvés, une atrophie du bulbe cérébral bien prononcée et une propension notoire à la servitude volontaire pour ne pas immédiatement voir tout le bénéfice qu'on peut tirer de la « possibilité d'interagir », quand on apprend par surcroît que cela n'avait « jamais été possible jusqu'à présent dans l'histoire... »
Mais quand il s'agit d'adaptation rien n'est jamais trop docile, et surtout pas le langage, objet lui aussi d'une rééducation préventive et dont il s'agit de mettre au pas les diverses formes retorses. Les mots manquent-ils qu'un nouvel usage du langage s'impose séance tenante, et ce d'autant plus que la suffixation fantaisiste d'un anglicisme est sans nul doute l'indice irréfragable qu'une langue est encore vivante quand elle se prête à une malversation des plus indues. Ainsi, Ali Baddou s'interroge-t-il: « Pourquoi est-ce que ce discours de la revivalisation du religieux, le discours du born again pour parler anglais - on a du mal à trouver les mots pour qualifier ce phénomène très contemporain - pourquoi est-ce que ce discours est celui d'une déception? » Hésitations compréhensibles du locuteur, désappointement plus sûr de l'auditeur. Ici, sans doute touche-t-on à l'indicible, sachant d'ailleurs que n'importe quoi a peu de synonymes et qu'Ali Baddou en fait, à tort, un usage parcimonieux. Là, une pauvreté affligeante du vocabulaire de la langue française qui n'offrait à notre animateur-prestidigitateur verbal que de piètres et inusités expédients lexicaux (renaissance, renouveau, résurgence, reprise, regain, redémarrage, régénération, retour, réapparition, résurrection, réveil, revitalisation…), et notamment les mots « revivification » et « reviviscence »5, le premier d'usage technique, le second ambigu puisqu'il pouvait aussi bien qualifier l'objet du discours que l'espérance qu'auraient pu faire naître l'apparition de ses premiers symptômes chez son auteur6, mais surtout affecté d'un défaut rédhibitoire, puisque emprunté au latin chrétien du IVe siècle reviviscentia et attesté en français dès le XVIe siècle. Et comme le constate le ô combien pétillant Badou, « on a du mal à trouver les mots pour qualifier ce phénomène très contemporain », surtout dans une langue qui trouve ses racines dans l'indo-européen et comporte encore quelques verrues d'origine grecque, latine et gauloise - tous ces stigmates d'un autre âge - et autant d'exceptions, et quand l'orthopédie moderne du langage a moins comme finalité de faciliter la désignation de phénomènes soi-disant nouveaux que de nous faire oublier ceux plus anciens, autrement instructifs.
La reddition de la langue ne saurait souffrir aucun délai et la mise en place de dispositifs qui en contiennent les débordements, en contraignent les frasques, en inhibent les bizarreries en en éliminant tout caractère vernaculaire ou historique se doit de calquer ses méthodes et ses principes sur ce qui ailleurs et chaque jour empiète un peu plus sur les vies, en infléchit les comportements spontanés, en modèle et uniformise les motivations. Le commerce des mots – sans même parler de celui des idées - , déclinaison à l'usage de la langue de celui qui régit de plus en plus l'ensemble de nos activités, leur emprunte maintenant non seulement leur tournure mais aussi leur substance, autorisant Olivier Roy à débiter sans l'ombre d'une hésitation que la « déculturation du religieux fait qu'on a un produit d'abord qui est très simple (…) et un produit qui fonctionne dans tous les contextes culturels, donc un produit qui marche très bien à l'exportation. » Ce à quoi quelques minutes plus tard, pour ne pas être en reste, faisait écho l'épiphénomène conceptuel Caroline Fourest, soulignant quant à elle que « ce sont les formes de radicalisme religieuses les plus formatées et déculturées qui gagnent des parts de marché... »
De cette « prostitution du langage »7 dont parlait Castoriadis, paradoxalement susceptible de lui permettre à chaque fois de « retrouver une virginité intacte », il semble qu'il ne reste que le souvenir que les quelques lignes qu'il y consacra nous évoque, lorsque cet avilissement ne se monnayait pas contre ces catégories auxquelles tout est désormais réduit.8
1. France Culture, vendredi 12 décembre 2008.
2. Ancien élève au Lycée Henri IV, agrégé de philosophie qui "après quelques papiers dans la presse écrite" est entrée à France Culture. La voie royale.
3. "Dans sa chronique du Figaro (29-30 septembre 2007), notre expert favori en géopolitique prophétisait : « Les États-Unis s’acheminent vraisemblablement vers un conflit entre les deux candidats de New York, Hillary Clinton et Rudy Giuliani, l’une ayant soutenu initialement la guerre contre l’Irak, l’autre acceptant en matière de mœurs l’essentiel du programme démocrate. » Alors que Giuliani s’est retiré au profit de John McCain, et que les primaires démocrates ont déjoué les prévisions d’Alexandre Adler : Barack Obama a devancé Hillary Clinton."
Acrimed Les facéties d’Alexandre Adler : Ouverture de la chasse aux hitléro-trotskistes, Acrimed, 22 octobre 2008.
4,. En 2004 d'après Libération, Alexandre Adler gagnait l'équivalent de 3 800 par mois pour cinq ridicules chroniques hebdomadaires, la plupart faites depuis son téléphone portable, quand elles ne sont pas pré-enregistrées.
5. Il n'était pas bien difficile de comprendre que revival est dérivé du latin revivere, qui a donné revivre, et que sa signification est empruntée au mot renaissance, comme dans "renaissance des lettres" (Dictionnaires d'étymologie de langue française et anglaise). Tout ça pour dire, sans prétention philologique, qu'il était bien spécieux d'invoquer l'indicible caractère contemporain des phénomènes visés.
6. La reviviscence est l'action de reprendre vie mais aussi la propriété que possèdent certains êtres inférieurs de reprendre une vie active après une période de dessication. On en attend les premiers signes chez les chroniqueurs de la tranche matinale d'information de France Culture.
7. Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Points seuil Essais, Paris, 1999, p. 322.
8. Une écoute distraite du début de l'émission a fait que j'ai ommis d'en retranscrire le contenu, alors qu'elle en résumait déjà tout l'esprit, notamment dans ce "revivalisme"...
illustration: Pablo Picasso, Au théâtre: scène dans le style des Mille et une nuits, 16 Novembre 1966, Paris, Musée Picasso.